Triste tigre
Encore un livre sur l’inceste… me direz-vous. Oui, mais pas n’importe lequel.
Neige, avec ce prénom beau comme une promesse, réussit l’impossible : ne pas s’apitoyer sur son sort, prendre le recul nécessaire, risquer l’empathie pour entrer dans la tête de son bourreau (son beau-père) et comprendre ses actes, sans haine apparente, le remerciant même d’avoir avoué et donc, d’autoriser sa condamnation.
Elle pose la question : « Qu’est-ce qu’il peut y avoir d’érotique chez un petit être aux genoux croûtés qui n’a pas encore perdu toutes ses dents, qui peut passer une heure à essayer d’attraper des lézards entre les pierres chaudes de l’après-midi ? » La réponse est d’une limpidité glaçante : « L’innocence, c’est ça qu’il y a à voir, la plus pure innocence. Et ce qui attire, c’est peut-être simplement la possibilité de la détruire ». D’ailleurs, rappelle l’auteure, un réseau de pédophiles s’était choisi le nom de « damagedforlife » - détruit pour la vie. Alors, juste le plaisir de souiller ?
Neige Sinno s’interroge, revisite les mythes (ex : Lolita de Nabokov), les certitudes (ex : le prédateur a forcément été victime dans sa jeunesse – une circonstance qui atténue les peines encourues) et parvient à la conclusion qu’un viol, au-delà de l’abjection du sexe forcé, est d’abord une manifestation de puissance. D’ailleurs, toutes choses égales par ailleurs, un spécialiste des crimes de guerre avait déclaré : si les soldats massacrent et violent impunément, c’est qu’ils pensent y être autorisés. « Ils violent parce qu’ils le peuvent » (p164).
Un livre impressionnant de lucidité et de sincérité (p200 et 254) à la fin duquel je me suis demandé : comment l’entourage de cette jeune fille (et notamment sa mère) a pu ignorer si longtemps ce qui se passait ?
Moins égocentrique qu’Angot, plus intelligent que Springora, « Triste Tigre » s’imposera comme une référence.