Où vivaient les gens heureux
À une amie qui me demandait en quoi ça consistait d’être mère, je répondais : « c’est apprendre à vivre avec une inquiétude qui grandit à la seconde où ton enfant s’éloigne ». Il y a une autre manière de l’expliquer : lire le remarquable roman de Joyce Maynard.
Eleanor… Il y avait longtemps que je n’avais pas ressenti une telle empathie pour le personnage d’un livre. Eleanor a perdu ses parents quand elle était jeune. Elle a donné du sens à son existence en écrivant des histoires, puis en faisant des enfants - deux manières de se prendre pour un dieu.
Sa production artistique est l’exutoire de ses blessures intimes (p65, p149, p440). Sa famille est sa raison de vivre.
Chaque famille a son lot de drames et de catastrophes. Il y a Toby dont la prometteuse trajectoire est interrompue, fragilisant dans sa chute cette tribu qu’elle porte à bout de bras. Et puis Al (Alison) dont l’auteure montre, par petites touches, la discrète transformation (« À ton avis, pourquoi Alison a jeté la robe que ta mère lui avait offerte ? »). Joyce Maynard excelle à semer les petits cailloux qui conduiront, in fine, à provoquer les grands éboulements.
Par les temps qui courent, pardon, qui dérapent, il est transgressif d’affirmer que la famille est un bel idéal. Il y a les femmes qui s’accomplissent en lançant leur start-up, en gravissant le Mont-Blanc ou celles (les plus à plaindre) qui jubilent en confiant leur Austin Mini à un voiturier de l’avenue Montaigne. Joyce Maynard, elle, s’intéresse aux femmes qui pleurent leurs vergetures devant la glace, qui se finissent au Chablis parce que leur mari les a trompées avec la secrétaire ou qui souffrent le martyr parce que leur ado ne leur adresse plus la parole. Ces mères courage qui ont décidé de fonder une famille au prix des plus grandes douleurs. « C’est cela mon action radicale, avait-elle déclaré à la jeune étudiante de Harvard. Élever trois êtres humains qui changeront le monde ». (p214)
Bilan :🌹🌹🌹