Sugar street
Nous y avons tous pensé un jour. Tout plaquer. Boulot, amis, famille… « Oh et puis, allez tous vous faire foutre », c’est comme le noir, ça va avec tout.
Le héros du roman de Jonathan Dee s’est lassé de feindre et de paraître, alors il va disparaître.
Le plus dur commence. Il faut effacer les traces, se volatiliser. Tâche aussi complexe que périlleuse. À l’ère du tout numérique, rien de ce que nous faisons ne s’autodétruit. Tout est enregistré, stocké, par quelqu’un, quelque part. La mémoire numérique a sonné le glas de l’intimité.
Il évite les caméras, abrège les conversations, proscrit la récurrence. Il n’a qu’un projet : devenir anonyme, imprévisible, invisible (p142). Peu importe les raisons de sa fuite nihiliste, c’est son odyssée qui suscite l’intérêt.
Il part avec 168048 dollars en liquide. Sa vie tient à cette liasse de papier qui va diminuant. Il trouve refuge, pense échapper à son passé. « J’ai décidé de faire ce qui est impossible dans ce foutu monde panoptique – en franchir les limites, m’en retrancher, effacer tout droit sur moi, non pas en me suicidant mais en concevant une deuxième existence, vide celle-là, puis en pénétrant à l’intérieur » - et j’ai réussi.
Illusion du triomphe. Plus il tente de s’isoler et plus son être, paradoxalement, redevient social et s’expose à de nouveaux dangers. La fin est déprimante, inéluctable, fable noire d’un homme qui pensait pouvoir se réinventer sans réinventer le monde.
Ce roman est un manifeste (nom du dernier chapitre) contre cette modernité qui nous prive de nos sens et de notre jugement critique. Il réclame la paix : « Arrêtez de parler, arrêtez de poster, arrêtez de tweeter. Taisez-vous. (…) Parce qu’à la fin, vous n’êtes qu’une voix. Vous n’êtes pas un nom, pas une identité ; tout ça est vanité. À la fin, vous êtes un corps ».
Inégal dans son intensité, « Sugar Street » a néanmoins deux grandes qualités : il captive et pose les bonnes questions.
Bilan :🌹